la contre-sépulture
“Une maison disparaît. Et c’est toutes les maisons. Dans les flammes, à moins que ce ne soit sous une bombe, un attentat, un tremblement de terre ou le passage d’un blindé… Au milieu de tous les siens, grelottant de tout sauf de froid, la mère dit qu’ils ont tout perdu. Et cette phrase, toujours la même, nous la dirions tous en pareille circonstance, face à ce qui relève du drame matériel absolu. Abattus, ils approuvent et répètent inlassables la phrase obligée : « on a tout perdu! ». À cet instant crucial pour leur vie, ils ne parlent pas seulement des objets et des choses, même si à l’évidence il s’agit aussi de choses. Leur tout n’était pas que des biens.
De longtemps, et toujours aujourd’hui, nous cherchons à nous accroître de la puissance des murs, des planchers et des toits. On dit cela, n’est-ce pas, et l’on se satisfait de cette idée convenue. Pourtant, c’est plus encore. Les murs, les planchers et les toits ne sont pas seulement un voeu de l’esprit ; ils ne configurent pas que l’abri des choses ; ils installent le lieu où l’essentiel de l’homme se réfugie, un morceau sans lequel sa bulle ne pourrait pas tenir. Peut-être que ce « tout » qu’ils ont perdu, ce chez soi qui attache chacun à son logement est le rempart fragile, mais un rempart tout de même contre la puissance dévastatrice de cette impie Médée, notre mère la nature, et contre la barbarie de l’autre, et encore contre la pénurie de soi. Un rempart à la fois en deçà et au-delà de ce qui permet l’existence quotidienne. Peut-être une « contre-sépulture », selon la formule de René Char. Ce serait alors pourquoi, une fois la maison perdue, la contre-sépulture en ruine, nous sommes désemparés, tous repères disparus, embrouillés, tout à coup sans fortifications face à cet abandon du monde qui, d’autres manières et de toutes les façons, nous serre, chaque jour, morceau après morceau. Au moment où la terre se révolte contre l’existence sans-gêne des hommes à sa surface où elle regimbe, prise de fortes températures, l’homme accepte enfin la fragilité fondamentale de sa situation. Celle de l’humanité toute entière comme celle de chacun des siens frappés dans leur vie quotidienne par la disparition d’une maison, d’un logement dans le torrent, sous les cendres du volcan, à la suite d’un glissement de terrain, au passage phénoménal d’un cyclone, dans l’horreur d’un tsunami.
Cet accablement-là, sous les coups de la nature que le siècle nouveau voit se multiplier, n’affecte pas moins que la perte du logement dans les combats. Le siècle passé nous en a submergé sans que les destructions armées ne soient parvenues à nous faire comprendre quel est l’événement important, quelle est la survenue essentielle, quelle est la part de bonté si fondamentale sertie dans les choses bâties et habitables qu’il faille pour le barbare s’attacher à les détruire, engageant à ce dessein tellement d’énergie et d’inhumanité. Et qu’il faille aussi pour le juste – fut-il le vainqueur – s’en prendre encore aux villes et aux lieux du quotidien.
La violence sans volonté de la nature ou la sinistre barbarie des hommes ne sont pas à la racine du mal, quoique à l’origine de misères, et soeurs de la disette sociale. Le dénuement en temps de paix, comme le gris état des gens de la rue, s’apparente aux suites des dévastations naturelles ou guerrières ; la vie ensemble y est refusée par les êtres et par les choses.
Plus de maison, plus de logements, plus de chez soi, juste des refuges incertains ainsi qu’aux temps les plus immémoriaux, comme si la civilisation n’avait pas fait de oeuvre consolatrice.”
L’architecture et la paix
éventuellement une consolation
de Philippe Madec – Éditions jean michel place – Collection 4 passage vérité – 2012.
Extrait : page 7 à 10
Première partie : La désolation
Premier chapitre : « On a tout perdu ! »